L’avantage de travailler pour une grande famille, selon William qui essayait toujours d’être optimiste malgré sa condition, était que l’on pouvait changer régulièrement de personne à protéger, servir, surveiller. Longtemps il avait été assigné à la plus jeune fille de la famille, mais avec son départ pour le Centre Rouge, cette période était maintenant révolue et ainsi, il changeait souvent, au gré des jours et des différentes obligations des membres de la famille Stagger. Parfois il accompagnait le Commandant, parfois son épouse, et ce jour-là, il était assigné à la protection de Claire Stagger. Le Gardien Joyner la connaissait très mal, ils n’avaient jamais pu échanger plus de quelques mots et il s’en méfiait, comme il se méfiait de tout le monde. Il connaissait d’elle ce qu’elle voulait bien montrer – et réciproquement – et il la savait dévote, promise à un homme d’un haut rang, ce qui ne le choquait pas. Rien dans ce régime ne le choquait plus, même si intérieurement, il trouvait Claire particulièrement jolie. En d’autres circonstances il aurait pu la trouver attirante, voire même désirable, mais bien sûr, il ne laissait rien transparaître. Il n’oubliait pas sa place et n’oubliait pas qu’elle était une Stagger, la famille qui l’employait. Rien de plus, rien de moins. Elle avait besoin de se rendre au quartier vert et les autres gardiens étant tous déjà assignés à quelqu’un, ou en mission quelque part, c’était William qui s’en chargeait. Il pensait à sa chère Noa, probablement toujours chez eux à cette heure, Noa qui était son épouse et qui pourtant, ne l’aimait pas, il en avait acquis la certitude. Quant à lui, ses sentiments étaient plus confus.

Il s’efforça de chasser le visage de Noa de son esprit pour se concentrer sur la tâche en cours. Claire marchait devant lui, elle avançait à petits pas résignés trouvait-il, et lui se tenait plus en retrait, derrière elle. A une distance respectable sans être trop loin, pour parer à toute éventualité. Son regard alternait entre sa silhouette et les alentours, il surveillait tout. De temps en temps, ils croisaient d’autres habitants, souvent des femmes accompagnées d’un gardien, qu’ils saluaient respectueusement, sans jamais s’arrêter. Ils parvinrent enfin au quartier vert et William ralentit l’allure en apercevant un petit groupe de servantes qui avançait, têtes basses. Claire s’était arrêtée elle aussi et aussitôt, observateur, William avait remarqué que quelque chose n’allait pas. La jeune femme était devenue tendue, presque inquiète. Ou alors n’était-ce que lui qui se faisait des idées, même si avec les années, il avait appris à repérer le moindre signe de tension. « Tout va bien, mademoiselle Stagger ? » s’enquit-il, un peu perplexe, en se tenant toujours derrière elle. Les servantes passèrent sans même leur adresser un regard, et quelques secondes plus tard, elles avaient disparu au coin de la rue, les laissant seuls. Ce n’était peut-être rien, le Gardien Joyner l’espérait, et auquel cas, Claire Stagger s’empresserait de le lui confirmer et ils reprendraient leur route à travers le quartier vert. Un quartier qui d’ailleurs suscitait la fascination de William, tant il n’y mettait que rarement les pieds.    

William effectuait son boulot de façon presque mécanique, oui, pour ne pas trop avoir à réfléchir ou même à s’investir, mais avec le temps, il s’était plus ou moins attaché à la famille Stagger. Cette affection demeurait superficielle, il n’oublierait certainement pas qui ils étaient et où ils se trouvaient, mais malgré tout, il s’était attaché. Parfois, il se demandait s’il n’était pas embarqué dans une sorte de syndrome de Stockholm, car même s’il était relativement libre de ses mouvements il demeurait un prisonnier, prisonnier de la famille, prisonnier de Gilead. Sa seule chance avait été de naître homme, de pouvoir ainsi avoir accès à des choses que d’autres ne pouvaient pas. Mais les Stagger, et maintenant Noa, c’étaient les seuls visages humains qu’il voyait quotidiennement, et amis ou pas, il s’était accroché à eux comme à une bouée de sauvetage. Pas le choix. L’homme est un être sociable par nature, un être qui avait besoin de contacts pour ne pas dépérir. Et le Gardien Joyner était un homme qui disposait d’un extraordinaire instinct de survie. Ainsi, quand ses yeux se posèrent sur une Claire Stagger visiblement effrayée par quelque chose d’invisible, quelque chose qu’il n’aurait su définir, il en éprouva une sorte de pincement au cœur. Oui, elle était extrêmement dévote, élevée dans la foi de Gilead et dans un système qu’elle avait toujours connu, il ne pouvait donc pas lui en vouloir d’être ainsi. Ils étaient tous les deux très différents, ils n’avaient rien en commun, mais elle n’avait rien fait de mal, rien demandé. Elle comme ses sœurs méritaient d’être protégées – et c’était le rôle du Gardien Joyner.

Claire lui assura que tout allait bien, qu’ils pouvaient repartir. « Comme vous voudrez » répondit-il sans l’ombre d’un sourire, en se remettant en route. Cette fois, ils marchaient côte à côte, mais le Gardien regardait fixement devant lui, sans rechigner. Néanmoins, il sursauta quand la douce voix de Claire l’appela par son prénom. William. Personne ou presque ne l’appelait ainsi, Noa dans le cadre intime, bien sûr, mais il était toujours Gardien Joyner, toujours. Troublé, il leva les yeux vers la jeune femme et croisa son regard, curieux de savoir ce qu’elle souhaitait lui dire. « Mila... » répéta-t-il. Depuis quatre ans qu’il était au service de Stagger, il avait vu grandir les enfants Stagger, et c’était plus vrai pour la petite dernière. Pour avoir passé tant de temps à la suivre dans ses déplacements, il s’était forcément attaché à elle et quelque part, oui, elle lui manquait. Mais, craignant que toute réflexion en ce sens soit mal interprétée, il haussa les épaules et répondit « Pas plus que quelqu’un d’autre, mademoiselle. Je ne faisais que mon travail à ses côtés » dans un sens, c’était vrai. Mais en tant que Gardien, il était à un poste privilégié, il entendait des choses, il écoutait parfois les membres de la famille qui se livraient sans vraiment s’en rendre compte. Et lui, bien sûr, était toujours muet comme une tombe. « Elle est partie pour accomplir son devoir, c’était une décision très noble, vous n’êtes pas d’accord ? » reprit-il, en ayant l’impression de mentir comme un arracheur de dents. Mais il mentait bien, c’était même l’une de ses qualités premières. « Mais votre sœur doit vous manquer, malgré tout... » s’il lui avait posé la question, il était presque certain que c’était pour cette raison. Parce que Mila, ou qu’importe son nouveau nom, lui manquait.      

William luttait pour ne pas donner son avis personnel sur la question, il luttait pour ne pas lui avouer que oui, Mila lui manquait, comme sa propre famille lui manquait, comme il rêvait de savoir ce que son frère et sa sœur étaient devenus, comme il rêvait de fuir ce monde qui ne voulait pas de la liberté si chère à son cœur, mais il ne pouvait pas. Claire était si naïve et semblait si attachée au système qu’il courait le risque qu’elle en parle, même par inadvertance, qu’elle confie ses rêves d’ailleurs et de changer le système à quelqu’un, son père par exemple, et qu’il se retrouve en mauvaise posture. Ce ne serait peut-être pas le cas, mais comment savoir si elle était fiable ? Comment lui faire confiance, lui qui ne faisait confiance à personne dans cette vie ? « C’est vrai » reconnut-il d’un air sombre. « La République de Gilead n’est pas toujours tendre avec ses propres enfants... » et rien que cela, il le regretta. Il n’aurait peut-être pas dû prononcer de tels mots mais il ne pouvait que rebondir sur ce que venait de dire Claire. « Mais c'est pour le bien de tous. Et Il nous protège, Il sauve nos âmes » rajouta-t-il avec empressement. Elle avait raison, c’était un destin bien lourd à porter, mais Mila n’était pas la seule à subir le système de plein fouet, ils étaient bien trop nombreux, tous souffraient. Il lui sourit malgré tout. « Ce n’est rien, vous avez eu raison » il tenait à lui monter qu’elle pouvait lui faire part de telles pensées, que si lui ne le ferait pas, elle, elle pouvait avoir confiance en lui.

« Vous n’aviez pas envie d’imiter votre sœur en rejoignant le Centre Rouge ? Avez-vous d’autres aspirations, d’autres... rêves ? » on ne pouvait parler de rêves, bien sûr, dans une société qui exploitait les femmes. Pour avoir vu l’avant, pour avoir connu autre chose, William n’était pas dupe, mais il comprenait que les enfants Stagger n’aient aucune autre manière de voir le monde. Que Claire n’avait pas eu le choix, contrairement à lui, à une lointaine époque. Mais cette question était somme toute très innocente, elle pouvait être interpréter à la manière de Gilead, après tout. William ne se sentait pas menacé en la posant. Ils s’engouffrèrent dans la boutique, William toujours sur les talons de la jeune femme, et son regard se porta sur les étals qui se dressaient devant eux. Claire Stagger semblait un peu perdue et voulut savoir ce que lui aimerait manger le soir venu, ce à quoi il répondit « Je ne sais pas. C’est toujours mon épouse qui se charge des courses » eux n’avaient ni servante ni martha pour s’en occuper, le rôle incombait donc à Noa et William ne s’était jamais mêlé de cela. Il avait déjà fort à faire de son côté pour empiéter sur les tâches de la jeune femme. Comme l’épicerie proposait essentiellement des produits laitiers, le choix était vite fait. « Il faudrait peut-être des œufs... J’ai toujours beaucoup aimé les omelettes » rajouta-t-il avec l’ombre d’un sourire. Autrefois, dans le monde libre bien sûr, mais il ne le rajouta pas de peur qu’on l’entende. Car, surtout ici, les murs avaient des oreilles et il savait déjà qu’échanger quelques mots avec une fille Stagger ne serait pas très bien vu.    
 

William savait qu’il s’engageait sur un terrain dangereux en posant des questions aussi frontalement à Claire, mais il n’avait pas pu s’en empêcher. Il la connaissait si mal et il rêvait tant de la connaître un peu mieux, mais pour cela il devait faire attention, il ne devait pas laisser entrapercevoir un quelconque intérêt, il devait s’arranger pour que ses questions n’aient l’air de rien. Il craignait autant que quelqu’un d’étranger les entende que Claire elle-même se confie ensuite à quelqu’un d’autre, trouve étrange qu’il soit aussi curieux. Et pourtant, il était prêt à courir le risque. La jeune femme parut sincèrement surprise par la question et dans un souffle, répéta mes rêves comme si elle était étonnée qu’on puisse lui poser la question. Pourtant, elle avait bien dû y réfléchir, non ? William refusait de croire, malgré son endoctrinement et ses connaissances limitées du monde en dehors d’Aberdeen, qu’elle n’y avait jamais songé, même pour de faux. Même dans ses rêves les plus fous. Néanmoins, elle ne répondit pas et se contenta de remplir son panier de divers produits, dont des œufs nota William, avant de régler les courses par le biais de tickets. Elle semblait avoir hâte de s’enfuir d’ici et William la suivit, heureux de s’échapper de l’atmosphère confinée de la boutique. Il sentait les regards, savait qu’on les observait et dehors, dans l’air frais de ce mois d’octobre, il se sentirait plus libre. En prison certes, mais libre. « Souhaitez-vous que je porte votre panier ? Il m’a l’air très lourd » il n’avait jamais rien entendu qui empêcherait un gardien d’aider à porter des courses, il l’avait déjà fait après tout et il ne voulait pas que Claire finisse par se sentir mal. Ils reprirent la route en prenant des chemins détournés, pour ne pas rentrer immédiatement dans la demeure Stagger.

Quand la jolie brune lui demanda s’il rêvait de devenir gardien, il sourit et se retint pour ne pas éclater d’un rire sans joie. Non, bien sûr que non. Il n’avait jamais rêvé de devenir gardien et avant l’instauration du régime, il avait même fait de courtes études. « Pas vraiment » répondit-il de façon plus modérée. Mais il avait travaillé dans le domaine de la sécurité, il était habitué à protéger, alors ça aurait dû être pareil – mais sans surprise, ça ne l’était pas. « Enfant, comme beaucoup, je rêvais d’être astronaute » dit-il en levant les yeux vers le ciel. « Les étoiles, les planètes... tout me fascinait. Et puis en grandissant, même si je rêvais toujours d’ailleurs, je voulais aider, peut-être même sauver le monde... et puis on m’a affecté ici » il faisait là un bien curieux raccourci, mais il ne voulait pas s’étendre sur son passé, car c’était toujours douloureux de l’évoquer. Il était devenu gardien contre son gré, mais finalement il se trouvait plutôt bien loti, par-rapport à d’autres. Elle lui avoua ne pas avoir eu le courage de rejoindre le Centre Rouge, mais il n’était pas certain que ce soit du courage qui lui manquait. Elle n’était pas aussi inconsciente ou naïve que les autres... que sa sœur. William, lui, voyait l’envers du décor. « Je comprends. Vous embrasserez donc une autre destinée... » résuma-t-il, sans toutefois savoir laquelle pour l’instant. Elle-même devait l’ignorer également. « Vous voulez dire, tout aussi dur que de rejoindre le Centre ? » s’enquit-il en tâchant de ne pas donner un ton trop ironique à ses propos. « Je ne sais pas. J’ignore s’il est possible de comparer l’incomparable... Alors être gardien, c’est la tâche qui m’incombe, donc je l’effectue sans me demander si elle est difficile ou non » William ne se plaignait jamais, encore moins devant une Stagger !  
 

Comme Claire acceptait son offre, le Gardien saisit le panier avec précaution pour ne pas casser les œufs et le reste de denrées, déjà si rares et si précieuses. Il manqua d’effleurer sa main en attrapant le panier mais heureusement, ce ne fut pas le cas, ce qui l’aurait troublé davantage. Il avait pourtant l’habitude de fréquenter les demoiselles Stagger, mais il n’avait pas l’habitude de se retrouver seul en présence de Claire et cette idée était étrange. « Il n’y a pas de quoi » assura-t-il avec l’ombre d’un sourire. Il était plus fort que la jeune femme, si menue, si frêle, qui ne demandait qu’à être protégée, si bien qu’il était de son devoir de la ménager. Il approuva d’un hochement de la tête quand elle lui demanda s’il voulait toucher les étoiles. Levant les yeux vers le ciel, il demanda « Ne sont-elles pas magnifiques, à la nuit tombée ? N’est-ce pas normal de vouloir les approcher ? » il en avait rêvé, tout en sachant que ce n’était pas un rêve qui serait aujourd’hui accessible. Et aujourd’hui, plus encore que d’aller toucher les étoiles, il rêvait de sa liberté retrouvée, il rêvait de vivre sur un territoire qui n’opprimerait pas sa population, il ne rêvait pas d’être heureux, non, c’était impossible. Mais il rêvait d’être libre d’aimer et libre d’espérer, libre d’aller et venir, libre. La réflexion de Claire le tira de ses rêveries et il se sentit presque un peu déçu qu’elle lui parle à nouveau de ce Dieu auquel lui ne croyait pas. Qu’à nouveau, il s’immisce entre eux, comme il s’immisçait dans toutes les conversations et dans tous les esprits.  

Elle était si proche de lui, maintenant. Et portait sur lui un regard empreint d’une telle curiosité, d’une telle joie sincère, qu’il ne pouvait qu’en être amusé malgré tout. Cette fois, il arrivait à lire en elle, ce qui n’était pas toujours le cas de tout le monde, mais William avait appris à observer les signes, à lire les coeurs. « Oui, sans aucun doute. C’est grâce à Lui que j’avais cet espoir » admit-il, tout en mentant admirablement bien. Il voulait changer le monde, non pas pour Lui, mais pour tous les autres. Pour toutes ces âmes innocentes peinées et dans la souffrance, pour tous ceux qui n’avaient pas eu la chance de naître et de grandir dans la famille qui avait jadis été la sienne. Mais cela, il ne pouvait le dire à Claire, bien sûr. Il se contenta de lui dire ce qu’elle voulait entendre, rien d’autre. Il fronça les sourcils devant sa réflexion. « Je pensais qu’il y avait plusieurs façons d’être au plus près de Lui, Claire, pas seulement celle-ci » il ne put s’empêcher de dire son prénom, pour la première fois de sa vie. « Mais peut-être me suis-je trompé » elle n’était pas obligée de rejoindre le Centre Rouge, pas obligée d’imiter sa jeune sœur... mais William n’était pas une femme, il ne pouvait se mettre à sa place. Il ne pouvait même pas l’imaginer. Elle voulait en savoir plus sur lui, avoua-t-elle d’un air penaud, regrettant son emportement. Au contraire, la voir ainsi, si différente de ce qu’il avait pu voir par le passé, soulageait William. Peut-être n’était-elle pas perdue. Peut-être pourrait-il lui montrer que le monde pouvait avoir plusieurs facettes, que la vie pouvait être faite de choix, même s’il s’agissait de choix restreints, à son échelle.  « Dites-moi ce que vous voulez savoir, je vous promets d’essayer de vous répondre au mieux » murmura-t-il.