C’était la première fois que Joe mettait les pieds dans le quartier ocre. Lui qui avait été professeur d’Université, il avait plutôt l’habitude de s’occuper d’élèves un peu plus âgés. Mais il avait toujours eu une bonne relation avec les enfants, qui l’adoraient. Il avait la voix idéale pour raconter des histoires et les faire rire. Alors, il s’était dit qu’il pourrait être utile d’une façon ou d’une autre. Il avait donc demandé à avoir un entretien avec une des Tantes, afin de se familiariser avec le lieu, le mode de vie, et tenter d’égayer le quotidien de quelques petits êtres miniatures. Mais rien n’était sûr. On pouvait très bien lui dire non, car il doutait fort qu’on allait le laisser raconter des contes de fées à des gosses issus du péché. Tout reposait sur cette journée et l’avis de celles qui s’occupaient des petits garnements au quotidien. C’était déjà assez dingue qu’un homme, même sans statut élevé, s’intéresse au sort de bambins. Les hommes de Aberdeen semblaient peu préoccupé par ces sujets là, préférant laisser ça aux femmes. Mais Joe ne proposait pas de changer des couches ou de leur faire des câlins. Il n’était pas stupide. Il profitait simplement de son statut de professeur pour être vu comme quelqu’un qui était là pour aider les futures générations. Filles, garçons, peu importe. Ce n’était pas son rôle de juger, et jusqu’à présent, cela semblait fonctionner. On tolérait son silence plus qu’on ne tolérait les opinions.
Mais le Quartier Ocre était comme une terre inconnue. Quelques enfants se promenaient par ci par là, tous habillés de façon similaire, et tous semblaient si sages que c’en était troublant. Difficile de ne pas penser à la jeunesse Hitlérienne, ce qui le fit frissonner. Marchant calmement derrière le garde qui l’accompagnait, on finit par le laisser attendre dans un long couloir, orné de portes fermées et d’un silence quasi complet. Le garde resta à quelques mètres pour le surveiller. La Tante allait arriver, mais il devait attendre ici : hors de question qu’il se promène tout seul. Faisant les cents pas sur quelques mètres carrés, il avait donc attendu patiemment, et s’était laissé absorbé par une des fenêtres qui donnait sur l’extérieur, regardant quelques enfants qui tournaient mains dans la mains, insouciants. C’est alors qu’il sentit quelque chose, ou plutôt quelqu’un, se coller à lui. Baissant la tête vers l’étrange sensation, il ne tarda pas à comprendre qu’il s’agissait d’une petite fille, et pas n’importe laquelle. Non… il n’arrivait pas à y croire. C’était la petite fille d’amis à lui. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle était dans les bras de son père, prête à rejoindre... son autre père, au Canada. Ses parents l’avaient adoptés avant que le monde ne parte en vrille, et dès les premières lueurs d’homophobie, l’un des deux partit en avance pour sécuriser un logement à Alberta. La petite et son autre père étaient censés les rejoindre mais… si elle était là… ça voulait dire que quelque chose avait mal tourné.
- Maggie ? D’ou est ce que tu sors? Tu ne devrais pas être ici toute seule.La petite fille pointa son doigt vers une baie vitrée à quelques pas de là. Elle se tourna ensuite vers lui, répondant d’un ton très sérieux et adorable:
- Mon lit est là bas. Je t’ai vu à travers la grande vitre.Pas le temps de réfléchir. Joe prit la petite par la main pour la ramener d’où elle venait. Le garde le regarda d'un air pas très positif, le suivant pour voir ce qu'il comptait faire. Joe ne s’attendait pas à croiser quelqu’un qui le connaissait d’avant, surtout pas une petite fille qui n’était pas en âge de faire attention à ce qu’elle disait. Joe la souleva rapidement pour la remettre sur son lit, regardant quelques secondes les autres enfants autour de lui, qui semblaient se demander ce qu’il faisait là.
- Maggie je ne peux pas rester, je n’ai pas le droit d’être là, tu comprends ?La petite, qui semblait avoir retrouvé une lueur d’espoir pendant quelques secondes en voyant un visage familier, avait maintenant le regard d’une telle tristesse que Joe n’eut pas la force de partir tout de suite. Cette gamine était comme sa filleule, lui qui avait été, disons, très proche de ses parents, il avait bien souvent été celui qui lui lisait des histoires le soir, ou qui la gardait lorsque ses deux papas voulaient se faire un dîner romantique. Le coeur lourd, il la regardait, essayant de ne pas penser au passé.
- Pourquoi ? Toi aussi tu vas mourir comme mon papa ? Cette phrase lui coupa le souffle. Il ne devait pas pleurer, pas maintenant. La Tante allait arriver d’un moment à l’autre, ce n’était pas le moment de penser à tout ce qui avait du se passer pour que la petite Maggie se retrouve ici, à Aberdeen. Joe regarda au plafond pour empêcher les larmes d’arriver et se reprendre. La petite fille lui prit la main et Joe comprit qu’il valait mieux la laisser avant qu’elle ne s’attache trop. Et qu’il ne s’attache trop. Il devait être fort et ne pas penser avec son cœur, mais avec sa tête.
- Non non mon cœur, je ne vais pas mourir. Ne t’inquiète pas. Mais je dois partir. Je suis désolé. Reste ici, et soit sage, promis ? Il avait tenté d’être le plus direct possible, et de garder une voix douce, mais ferme, pour qu’elle le laisse tranquille. Joe lâcha donc la main de la petite après qu’elle ait pleurniché un petit ‘oui’ déçu, et se dirigea vers la porte pour revenir dans le couloir. Et juste au moment ou il franchit le seuil, il tomba nez à nez avec Tante Iliana. Il ne restait plus qu’a espérer que la petite allait rester tranquille et qu’il n’allait pas lui attirer des problèmes… ou vice versa. En attendant, Joe n'allait pas se faire prier pour s'expliquer:
- Excusez moi, la petite était dans le couloir, je l'ai juste ramenée à son dortoir.Il avait prit son air le plus charmant possible, mais savait que chaque Tante avait son petit caractère, et que ça n'allait sûrement pas être aussi facile. Mais juste à ce moment là, on entendit une voix derrière lui, cette de la petite fille, qui cria:
- Joe, Joe, reviens Joe !Et c'est bien pour ça qu'il n'avait jamais voulu avoir d'enfants tiens. On pouvait leur dire de faire quelque chose et ils allaient toujours faire le contraire. Mais comment lui en vouloir, elle devait être si perdue... et elle n'avait pas l'air d'être là depuis très longtemps, et étaient clairement toujours sous le choc de ce qu'elle avait du vivre. Ouvrant la bouche sans trouver quoi dire pour une fois, Joe regarda la Tante Iliana, essayant de lire dans ses pensées, sans franc succès.